Le 29 et 30 janvier 2025, le Pôle Solidarité International de Grenoble et le Réseau Jeunesse et Solidarité Internationale de l’Isère ont organisé à Grenoble un forum de deux jours sur le thème « La réciprocité en pratiques ». Plusieurs membres du Festival des Solidarités venus de France et de l’international étaient présent·e·s, notamment l’association Sterna Africa (Côte d’Ivoire), Terrafrik Guinée et le réseau Femme-Lève-Toi au Gabon. Ces deux journées, riches en échanges, ont permis de mettre la lumière sur de nombreux défis à relever pour les acteur·rice·s de la solidarité internationale pour déconstruire les rapports de domination issus de la colonisation et construire des partenariats plus égalitaires.
Prendre en compte l’histoire coloniale pour penser la réciprocité
Lors de la plénière d’ouverture, plusieurs intervenant·e·s ont proposé des éléments de définition autour du concept de réciprocité dans la solidarité internationale : Josiane Stoeessel Ritz, sociologue à l’Université de Haute-Alsace ; Christelle Bernard, Docteure en Science Politique au CERDAP et Chafik Allal et Pamela Gazon de l’ONG Belge ITECO.
Il est ressorti de ces interventions une nécessité de prendre en compte l’histoire coloniale pour penser la réciprocité dans l’Aide Publique au Développement. En effet, construire des partenariats égalitaires et réciproques, nécessite de reconnaître les asymétries de groupe et les rapports de domination issus de l’histoire coloniale.Le concept de « non-innocence » permet de nuancer notre responsabilité vis-à-vis d’une époque coloniale et des rapports de domination qui en découlent : nous n’en sommes pas coupables, mais pas totalement innocents non plus.
Ainsi, construire la réciprocité implique en premier lieu de reconnaître nos privilèges pour apprendre à se décentrer, à travailler sur notre posture et à réinterroger nos mécanismes. Le décentrage passe également par l’apprentissage réflexif, qui suppose d’être en capacité de remettre en cause nos savoirs, d’accepter d’être déstabilisé et de favoriser la construction commune d’une connaissance.
Le temps long est également nécessaire pour nouer des partenariats de confiance. Pour développer des relations saines et équilibrées, il semble important de nouer une culture du dialogue en favorisant l’écoute active, la communication et l’animation des conflits.
Le développement de partenariats internationaux entre organisations de solidarité internationale permet de créer des relations entre citoyennes et citoyens qui vont au-delà des États. Ces relations sont essentielles car elles dépassent les enjeux géopolitiques et favorisent la paix. Elles peuvent être sources d’émancipation dans la mesure où elles permettent une remise en cause commune des pouvoirs et inégalités.
La réciprocité, c’est donc inventer de nouvelles façon d’échanger, allant bien au-delà du « don contre don », passant par la création de communs, l’apprentissage mutuel et la solidarité libre et volontaire.

L’Éducation à la Citoyenneté et à la Solidarité Internationale comme outil décolonial de la réciprocité
La deuxième plénière proposait de donner la parole à plusieurs acteur·ices autour de la place de l’Éducation à la Citoyenneté et à la Solidarité Internationale (ECSI) comme outil décolonial de la réciprocité : Saliou Diallo (Keoh, Sénégal) ; Alpha Idy Balde (Terrafrik Guinée) ; Madrick Anicet Tonakambio (Sterna Africa, Côte d’Ivoire) ; Marthiana Malonga (Reflet, Gabon) ; Anaëlle Messaoui, (Engagé·e·s & Déterminé·e·s)
Les intervenant·e·s ont témoigné de plusieurs projets d’ECSI ayant permis de renforcer la réciprocité entre acteurs de la solidarité internationale. Par exemple, le projet Regards Croisés et InTerculturels organisé par l’association Engagé·e·s & Déterminé·e·s permet de créer des espaces de rencontre interculturelle et d’échanges autour de la citoyenneté entre jeunes venu·e·s de Tunisie, Maroc, France ou Belgique. Ces échanges permettent une lecture de l’autre et du monde, un partage de perceptions et l’émergence de connaissances collectives. L’association Ivoirienne Sterna Africa propose également en Côte d’ivoire des camps ECSI favorisant les échanges interculturels entre jeunes venus de France ou de pays voisins, ces échanges permettent de déconstruire les préjugés et d’identifier des valeurs et enjeux communs. D’autres projets d’ECSI, tels que ceux développés par l’association gabonaise Réseau Femme-Lève-Toi visent à renforcer le pouvoir d’agir des jeunes, des femmes ou d’autres personnes souvent exclues des espaces de décisions, permettant ainsi de renverser les rapports de domination.
Pour favoriser la réciprocité dans les projets internationaux d’ECSI, les invité·e·s ont mis en avant l’importance de la coconstruction mais également de l’adaptation des outils pédagogiques utilisés au contexte d’intervention. Les outils artistiques tels que le théâtre ou le slam sont par exemple particulièrement pertinents pour se mobiliser en contexte de forte répression politique.

Tisser la solidarité par le cinéma et le slam : des témoignages de partenariats inspirants
Plusieurs associations d’Éducation à la Citoyenneté et à la Solidarité Internationale ont témoigné de leur expérience de partenariat internationaux œuvrant pour plus de réciprocité.
L’association Terrafrik Guinée a initié en 2024 un partenariat avec la Maison des Citoyens du Monde à Nantes autour du sujet de l’extractivisme. Pour les deux organisations, il était important de commencer par se rencontrer, partager les visions et valeurs de chacune des organisations afin de trouver des convergences et faire émerger des possibilités de projets communs. De nombreuses valeurs communes ont été identifiées : les droits humains, la solidarité, la lutte contre les discriminations. Finalement, la thématique de l’extractivisme est apparue comme un bon moyen de renforcer les liens entre des luttes en France et en Guinée et de favoriser l’apprentissage mutuel en partageant le vécu et l’analyse de ces enjeux entre deux pays. Plusieurs projets ont alors été mis en place tels que la coconstruction d’un outil pédagogique, ou encore des échanges entre jeunes guinéens et français autour du slam lors du Festival des Solidarités.
Le partenariat entre l’association Sterna Africa en Côte d’Ivoire et Court-Circuit 47 à Agen, a également été initié en 2024. Ce partenariat est né lors de la Rencontre Internationale de l’Éducation Populaire et Solidaire, notamment d’une discussion autour des enjeux environnementaux et sociaux du textile et de leurs impacts sur leurs territoires. Des échanges entre jeunes en formation dans la filière textile à Agen (France) et à Grand-Bassam (Côte d’Ivoire) ont alors été initiés. Le projet « Au bout du fil» a alors émergé. Ce projet, coconstruit avec les élèves, comprend la réalisation d’un film sur le parcours des déchets textile en Afrique de l’Ouest, des projections entre les deux pays et des échanges entre les élèves des deux pays. L’implication des élèves travaillant le textile leur permet, à partir d’un objet quotidien qu’il connaissent bien, de prendre conscience des enjeux internationaux liés au textile, et leur impact sur la vie d’autres élèves à l’autre bout du monde.

Construire des éléments de langages communs autour des enjeux coloniaux
Le CRID a coanimé une série d’ateliers sur les enjeux coloniaux avec l’ONG Belge ITECO, le RRMA Résacoop, l’association Sterna Africa (Côte d’Ivoire) et Terrafrik (Guinée). Ces échanges ont permis d’aboutir à des éléments de définition et de cadrage autour des enjeux coloniaux et leur traduction dans les pratiques de solidarité internationale.
Les enjeux coloniaux se réfèrent à l’héritage historique du colonialisme, où des rapports de domination, d’inégalités et d’exploitation, ont marqué durablement les relations entre les peuples et les territoires. Cet héritage continue de se manifester aujourd’hui dans les rapports de force et les structures de domination qui perdurent. Il se manifeste notamment par l’exploitation économique, l’inégalité d’accès aux ressources et la déshumanisation de certaines populations. Dans l’aide au développement, cela se traduit par exemple par une vision développementaliste de certaines ONG qui justifient des interventions, sous prétexte d’améliorer les conditions de vie des populations, mais ne prennent pas en compte les besoins réels des populations et les contextes locaux des territoires sur lesquels elles agissent.
La mémoire du passé colonial de la France est souvent tue ou minimisée, elle se traduit par un déni et un silence vis-à-vis des injustices passées. Or, la question de la réparation reste aujourd’hui un enjeu fondamental, notamment en regard de la dette colonial. Pour rétablir la justice et l’égalité, les anciennes puissances coloniales ont un devoir de mémoire, de reconnaissance et de réparation.
La décolonisation suppose de rétablir le droit des peuples à disposer d’eux même. Cela concerne par exemple la lutte du peuple palestinien, mais également les droits des peuples autochtones. L’écologie décoloniale invite à décentrer notre point de vue pour apporter des réponses aux enjeux écologiques qui prennent en compte les droits des peuples partout dans le monde. Le concept de « colonialisme vert » vient par exemple cibler les pratiques telles que la création de parcs naturels qui ne prenant pas en compte les droits des peuples autochtones d’habiter leurs terres et de penser des modes de gouvernance des ressources naturelles plus durables.
La décolonisation des partenariats dans la solidarité internationale invite à repenser les relations de pouvoir existants pour créer des partenariats sur des bases plus égalitaires. Cela implique par exemple de briser le silence autour de la dette coloniale, d’interroger les logiques de financement et d’engagement, et de promouvoir un partage de savoirs et d’expériences en mettant au centre, les peuples les plus concernés par les enjeux.

Quelques pistes pour décoloniser nos pratiques d’éducation à la citoyenneté et à la solidarité internationale
L’atelier sur la décolonisation des pratiques d’Éducation à la Citoyenneté et à la Solidarité Internationale a permis d’aboutir à quelques conseils pour des pratiques plus égalitaires et inclusives. En premier lieu, il semble essentiel de commencer par réaliser un diagnostic des pratiques et du fonctionnement de nos organisations, notamment dans la manière dont elles sont structurées, dans leurs analyses des enjeux et dans la manière de développer des partenariats internationaux.
Voici quelques points concrets à mettre en œuvre pour les organisations qui souhaitent travailler sur la décolonisation de leurs pratiques :
1. Décoloniser nos organisations
- Diversifier les équipes, bénévoles et salariés, en travaillant autour des valeurs et visions de l’organisation pour qu’une plus grande diversité de citoyen·n·es se sentent concerné·e·s par le projet.
- Repenser la gouvernance : Créer des structures plus horizontales au sein des organisations pour favoriser une plus grande participation des minorités (jeunes, femmes, personnes racisées, LGBTQIA+, etc.) dans les instances de décision.
- Mettre en place des mécanismes de régulation de la parole pour garantir que toutes les voix puissent être entendues de manière égale.
- Déconstruire les tabous liés aux enjeux coloniaux.
- Favoriser l’évolution et l’adaptation des outils et pratiques, en lien avec des partenaires internationaux pour favoriser le décentrage.
2. Décoloniser nos analyses et outils
- Éviter les approches eurocentrées en partant des réalités locales et en analysant les interdépendances mondiales. Par exemple, les conséquences des projets de transition énergétique sur les populations des pays des suds (extraction minière) doivent être intégrées à l’analyse des enjeux coloniaux pour ne pas tomber dans une approche colonialiste de l’écologie.
- Dialoguer autour des termes et concepts avec les partenaires internationaux pour s’assurer que les termes utilisés et les cadres de référence sont partagés et compris tout en respectant les spécificités propres à chaque contexte.
- Adapter les outils de suivi et d’évaluation souvent inadaptés aux réalités locales. Pour cela, il semble nécessaire de questionner les méthodes et cadres imposés par les bailleurs financiers pour coconstruire des outils et méthodologies plus flexibles et adaptées aux contextes locaux.
3. Décoloniser nos partenariats
- Prendre le temps et créer les conditions de la confiance pour rétablir l’équilibre dans les relations partenariales notamment entre les pays des nords et des suds. Il est recommandé de commencer par un processus d’interconnaissance et d’échange des savoirs avant de développer des projets communs. Les premiers échanges doivent permettre de bâtir la confiance et d’identifier des valeurs et objectifs communs.
- Coconstruire les projets en impliquant les partenaires internationaux dès les premières étapes du projet lors de la définition des besoins et des objectifs pour garantir l’adéquation du projet avec les enjeux locaux.
- Favoriser l’apprentissage mutuel en encourageant l’écoute active et la coconstruction des solutions.
- Animer les conflits : ils sont légitimes et peuvent être sains s’ils sont animés avec respect, écoute mutuelle et bienveillance.

En conclusion, la décolonisation des pratiques d’Éducation à la Citoyenneté et à la Solidarité Internationale est un processus long qui nécessite une prise de recul et une remise en question continue pour promouvoir des relations de coopération plus égalitaires, respectueuses et adaptées aux contextes locaux.