Vers une éducation populaire décoloniale

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Au commencement, les participant·es ont été invités à se rencontrer, à partir de leurs histoires et parcours de vie. En éducation populaire, l’animateur·rice n’est jamais extérieur au processus pédagogique. Son vécu, son histoire, son expérience sont intégralement partie prenante du processus d’apprentissage. Il était donc important de partir de nos identités et histoires plurielles pour démarrer cette réflexion collective autour de l’éducation populaire décoloniale. Nos genres, nos religions, nos classes sociales et nos territoires, d’origine et actuels sont autant d’éléments qui nous constituent et façonnent nos valeurs et notre place dans la société. Ce premier partage nous a amené à nous interroger sur la place des rites, cultures et traditions souvent revendiquées et parfois folklorisés aux suds, mais souvent invisibilisés au nord. De même pour les classes sociales, qui sont souvent revendiquées par les plus opprimées, mais invisibilisés par les classes sociales privilégiées.

Dans second temps, les participant·es ont été invités à réfléchir à la colonisation de leurs propres pratiques d’Éducation Populaire, ou d’Éducation à la Citoyenneté et à la Solidarité Internationale (ECSI) et aux moyens de les décolonisés. Les termes employés et leurs connotations ont été interrogés par le groupe. Auparavant, nous parlions d’Education au Développement (EAD)”. Mais la notion de “développement” a été très critiquée pour sa dimension coloniale et capitaliste, comprise dans l’injonction à imposer notre modèle de développement aux pays dits « en développement ». Aujourd’hui, on utilise le terme de “citoyenneté” mais ce terme-là est également questionné : Qu’est-ce que que la citoyenneté dans un contexte de répression ou l’accès aux droits civiques et citoyens sont de plus en plus restreints ?

Par ailleurs, des personnes venant de pays d’Afrique subsaharienne historiquement colonisés par la France, ont partagé les difficultés liées à l’importation de termes et théories françaises sur leur territoire, notamment par les ONG “On change l’emballage et on nous ramène ce qui existe déjà !”. L’importance de théoriser les pratiques depuis ces territoires pour décoloniser les termes utilisés et favoriser la transmission des cultures orales et savoirs locaux a alors été soulignée  “On n’a pas encore fait émerger un concept qui nous ressemble en Afrique, si on ne théorise pas sur nos pratiques, on va prendre la théorie là où elle existe, c’est à dire au nord”.

La formation s’est poursuivie par des visites décoloniales animées par le Collectif mémoire colonial et lutte contre les discriminations, au Musée Royal de l’Afrique Central et au centre-ville de Bruxelles. Ces visites ont mis la lumière sur le lourd bilan du passé colonial de la Belgique au Congo qui a fait près de 10 millions de morts. Pourtant, la valorisation de l’histoire et des personnalités colonisatrices sont omniprésentes dans l’espace public, alors que les massacres commis pendant la colonisation et la mémoire des luttes qui ont conduit à l’indépendance restent invisibilisés. Les revendications de décolonisations de l’espace public portées par le collectif mémoire colonial et lutte contre les discriminations fait face à de nombreuses barrières de la part des institutions et autorités belges. Suites à ces visites, les participant·es ont souligné l’importance de raconter davantage cette histoire coloniale. En effet, elle reste aujourd’hui largement invisibilisée, bien que nous marchions chaque jour sur ces traces et bénéficions toujours aujourd’hui des privilèges acquis pendant cette période. Par ailleurs, bien que la colonisation soit officiellement terminée, la domination et l’exploitation des pays anciennement colonisés continue par d’autres méthodes. En République Démocratique du Congo, l’exploitation de minerais rares par des multinationales occidentales  (tels que le coltan, nécessaire à la fabrication de smartphone), continue de bénéficier aux anciennes puissances coloniales tout en alimentant un conflit ayant causé déjà causé plus de 6 millions de morts.

Lors de sa présentation, Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD 11.11.11 a montré la continuité de l’histoire coloniale et le maintien des inégalités induites avec une présentation autour des  gagnants et perdants de la mondialisation issue de son livre « Mondialisation et national populisme, la nouvelle grande transition », Le Bord De L’eau Eds, décembre 2019. Cette présentation a permis de rendre compte des origines des inégalités mondiales, qui trouvent leurs racines dans la révolution industrielle et l’exploitation coloniale, puis se perpétuent avec les mutations de l’économie mondiale et la division internationale du travail. Aujourd’hui, ce système a conduit à ce que les pays qui ont le plus de ressources naturelles sont bien souvent ceux qui souffrent le plus de la pauvreté, c’est ce qu’on appelle « La malédiction des ressources naturelles ». Par ailleurs, les inégalités fiscales conduisent à maintenir ce système d’inégalités en place. Aujourd’hui, 80% de l’évasion fiscale individuelle est le fait des 0.1% les plus riches. C’est ce contexte de crise néo-libérale qui conduit à un replis national populiste dans de nombreux pays. Ainsi, pour une société ouverte, juste et durable, Arnaud Zacharie émet plusieurs recommandations : La régulation de la mondialisation et l’enrayement de l’évasion fiscale ; la mise en œuvre d’une transition écologique et sociale équitablement répartie (agroécologie, sécurité sociale contre les risques climatiques, énergie propre, économie circulaire) ; la redynamisation de la démocratie (lutte contre la corruption, indépendance de la justice, maintien des contre-pouvoirs) et la promotion du vivre ensemble (mondialisation du droit d’asile, voies sures et légales de migrations, parcours universel d’intégration et de solidarité internationale.).

A partir de nos pratiques et expériences d’éducation populaire, nous avons tenté d’apporter des éléments de réponses à la question « Qu’est-ce que l’éducation populaire ? ». Pour les personnes présentes, l’éducation populaire c’est avant tout un processus, qui vise la construction collective de savoirs à partir des individus, de leurs pratiques, histoires et expériences. C’est une éducation qui se déroule tout au long de la vie et qui vise le renforcement du pouvoir d’agir individuel et collectif.

Les échanges ont fait naître plusieurs débats autour des objectifs de l’éducation populaire. Différentes opinions se sont exprimées autour de la question de la neutralité. Existe-t-elle réellement ? Est-ce un idéal vers lequel tendre ? Ou bien faut-il assumer la dimension politique de l’éducation populaire ? L’éducation populaire doit-elle s’adresser en priorité aux personnes opprimées pour favoriser le renforcement de leur pouvoir d’agir ? Ou bien doit-elle s’adresser à toutes et tous quel que soit notre position dans la société ?  Faut-il sensibiliser les dominants, par exemple la classe bourgeoise pour les faire changer de comportement ? Ou bien faut-il agir sur le système qui leur permet de profiter de leur position de domination ?

Les participant·es ont également échanger sur la place des personnes concernées dans l’éducation populaire. Mais qui sont réellement les « personnes concernées » par les dominations ? Ne serions-nous pas toutes et tous concernées par les oppressions, soit en les subissant, soit en bénéficiant de certains privilèges issus de ces dominations ?

Pratiquer l’éducation populaire, c’est également faire des allers-retours constants entre la pratique et la théorie. C’est ce que nous avons appliqué par l’arpentage du livre de bell hooks « Apprendre à transgresser » qui nous a permis de nourrir notre réflexion et de les mettre en lien avec nos pratiques.

Pour bell hooks, dans une démarche d’éducation populaire, la théorie ne doit pas être séparée de la pratique. Créer les conditions pour partager nos pratiques et expériences, suppose également de laisser la place à notre histoire et notre identité, mais également nos corps et nos émotions « Enseigner par et pour le corps, par et pour les émotions ». L’éducateur·rice en éducation populaire doit également être capable de s’ouvrir au même titre qu’iels demande à son public de s’ouvrir. L’éducation populaire, c’est également un aller-retour constant entre le « soi » et le « nous ».

Pour bell hooks, il serait illusoire de penser qu’un enseignant est politiquement neutre. Elle critique la supposée neutralité politique dans la langue de l’enseignement et invite à se réapproprier ce langage « Nous prenons la langue de l’oppresseur et nous la retournons contre elle-même. » Elle invite également à entrer dans un processus continue de décolonisation de l’éducation et critique la binarité de la pensée occidentale.

Bell hooks nous invite à nous ouvrir à une pédagogie engagée, en dialogue constant avec le monde et ses évolutions. Pour elle, la pensée critique peut être moteur d’engagement social, en « transformant les énergies négatives en énergies constructives ». Pour cela, l’apprentissage de la transgression permet de repousser nos propres limites, sortir du cadre et créer d’autres cadres. bell hooks évoque également le potentiel psychologique libérateur de l’éducation populaire comme outil d’émancipation. « L’éducation populaire comme pratique de la liberté ».

Dans son parcours, bell hooks s’est beaucoup inspirée de la pensée de Paolo Freire, qu’elle a par ailleurs critiqué pour son absence de réflexion sur le féminisme. Bell hooks a rencontré et dialogué a plusieurs reprises avec Paolo Freire et l’a amené à faire évoluer sa pensée.

Cécile Rugira est une femme d’origine rwandaise exilée en Belgique, militante au sein du collectif mémoire coloniale et lutte contre les discriminations.

Avant de parler de son engagement en faveur de la décolonisation, Cécile Rugira commence par parler de son parcours de femme immigrée en belgique et de sa propre intériorisation des mécanismes de dominations coloniaux et des préjugés racistes « J’étais persuadée que toutes les personnes blanches étaient trop intelligentes pour que je puisse étudier avec eux ». Elle rappelle alors qu’au même titre que les femmes perpétuent le patriarcat, les personnes racialisées peuvent contribuer à perpétuer les mécanismes de domination coloniaux. Son expérience de l’exil l’a amenée à se rendre compte qu’il existe un vrai racisme systémique institutionnel en belgique. « Il y a autre chose que les préjugés et stéréotypes, il y a un racisme systémique intériorisé ».

C’est cette expérience de vie et les discriminations qu’elle a subi qui l’a amenée à s’engager au sein de la plateforme de décolonisation des esprits et de l’espace public puis au sein du collectif mémoire coloniale et lutte contre les discriminations. Ce collectif a deux objectifs. Le premier est de faire un travail de mémoire et de résilience, en non-mixité. Il s’agit d’apprendre à organiser des résistances personnelles et post-communautaires, à créer une communauté de soin et à produire des narrations alternatives. Le second est de faire un travail de sensibilisation sur le racisme, et ce travail-là se fait auprès du grand public. Il s’agit de permettre une compréhension par toutes et tous des dynamiques oppressives post-coloniales.

Pour les personnes alliées de la lutte décoloniale et antiraciste, elle propose de se former, de soutenir l’existant, d’être aux côtés et de soutenir les personnes directement concernées par ces enjeux et leurs revendications.

La colonialité dans l’éducation populaire se manifeste de diverses façons. Par exemple, les personnes racialisées sont souvent assignées aux matières communautaires, elles peuvent se voir dénier de leurs compétences, confisquer voire réapproprier leur parole et leur savoir est souvent délégitimé.

Plusieurs outils et méthodes pourraient permettre de concrétiser des alliances décoloniales entre personnes blanches et non-blanches.  Cela peut par exemple passer par un travail de décentration, l’encouragement à construire des espaces en non-mixité choisies, la trahison de nos appartenances d’origine pour sensibiliser à l’antiracisme dans nos milieux. Le concept de « non-innocence » invite à prendre du recul sur ce que l’on transmets de par notre héritage colonial, quel que soit notre pensée : nous ne sommes pas coupable des rapports de dominations coloniaux mais nous ne sommes pas non plus totalement innocent vis à vis de notre histoire d’origine et de ce que nos corps en transmettent. Ainsi, les personnes blanches sont invitées à s’intéresser à leur héritage colonial, leur et généalogie. Cela permet de nous interroger sur comment nous bénéficions encore de cet héritage aujourd’hui. Pour continuer à se déconstruire, en écoutant et en prenant du recule sur nos pratiques, nous pouvons également réfléchir aux postures qui « favorisent » en faisant preuve d’humilité et de reconnaissance de l’autre.

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